Jean
Troin, serrurier de Bargemon
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Bargemon
(CPA ancienne)
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Saint-Auban
(CPA ancienne)
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Une
fois de plus bousculé pour avoir mis ici en plusieurs pages ce que mes
observations me poussaient à interpréter. Il m'a été dit que toute
référence à une origine alchimique de certaines aisances financières
dans le Razès étaient aussi irréalistes que fausses. C'est pourquoi,
je crois utile de nous éloigner un peu de l'Aude et de vous raconter la
triste histoire d'un certain Jean Troin.
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En
date du 30 mai 1708 commence une correspondance passionnante entre M. de
Grignan, lieutenant-général du Roi au gouvernement de Provence et M.
Louis Phélypeaux de Pontchartrain, chancelier de France à propos d'un
certain Jean Troin, connu aussi sous le nom de Delisle, serrurier
à Bargemon, humble village de Provence.
Nous sommes sur les terres des Villeneuve, illustre famille qui
s'enorgueillissait
d'avoir vu éclore en son sein une Roseline, sainte et fêtée un certain
17 janvier ...
Mais revenons à notre Delisle. Ce dernier est dans cette lettre, oh surprise, qualifié
d'alchimiste et semble intéresser fortement Louis XIV dont les proches
demandent avis à plusieurs reprises à l'évêque
de Senez, Jean Soanen dont nous avons déjà croisé le
chemin.
Voici ce qu'écrivit M. de Ponchartrain à M. l'évêque :
"J'ai reçu
la lettre que vous avez pris la peine de m'écrire sur les opérations
de Delisle, et de la fidélité duquel vous croyez être certain par
l'attention que tous avez eue sur lui, et l’ai lue au Roi; il m'a paru
que Sa Majesté serait bien aise de voir, le clou qu'il a fait, et si vous
voulez bien me l'envoyer en le mettant dans une boite que vous
donnerez, au commis de la poste, en la lui recommandant, J'aurai
soin de vous la renvoyer aussitôt qu'elle l'aura
vu; vous pouvez encore y ajouter ce que vous pensez sur les
desseins de Delisle, et s'il serait en état de travailler pour rendre
sa découverte (trop excellente pour la croire sans la voir) utile au
Roi." |
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Louis
Phélypeaux de Pontchartrain |
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En
effet, Jean
Soanen est loin d'être un naïf. Prudent, il a testé et connaît de
longue date son homme. Delisle a, devant lui, transformé de fer en argent de vulgaires clous fournis par le
prélat. L'évêque renouvèle plusieurs fois ses expériences avec Delisle et en transmets
les résultats aux agents du Roi, probablement au départ à la demande
même de Delisle. Voici ce que Jean Soanen nous précise encore en
plusieurs lettres : |
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" |
"je
me fis escorter de huit ou dix hommes très attentifs,
les avertissant de bien veiller sur ses mains, et devant nous il
changea sur un réchaud deux pièces de plomb en deux pièces d'or
et d'argent que j'envoyai à M. de Pontchartrain, et qu'il fit voir
aux meilleurs orfèvres de Paris, qui les reconnurent d'un très
bon carat, comme sa réponse que j'ai en main me l'apprit."
Il
rajoute même :
../.. Vous
aurez encore vu la lettre de mon neveu, le Père
Bérard, de l'Oratoire
de Paris, sur l'opération qu'il avait faite lui-même à Castellane,
dont je vous atteste la vérité; enfin, mon autre neveu, M.
du Bourget, étant venu ici depuis trois semaines, a fait aussi la
même opération, dont il aura l'honneur de vous faire le détail, et ce
que nous avons vu et fait , cent
autres personnes de mon diocèse
l'ont vu et fait aussi.
../..
II avait transmuté à Saint-Auban tous les
boutons de son justaucorps et de sa veste en
or pour la somme de plus de 2,000 FR
.
../.. depuis deux
mois il avait changé du plomb en or de la somme de plus de 600
FR. pour M. de Saint-Maurice. |
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Jean
Soanen, évêque de Senez |
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Le
moins que l'on puisse dire c'est que M. Troin n'est guère discret, il
multiplie les démonstrations devant de hauts personnages, parle de ses
poudres de projection, de ses huiles du soleil et s'affiche avec l'abbé
de Saint-Auban qui semble être son ami et conseillé.
M. de Nointel, conseillé d'état reçoit la charge sur place de
surveiller notre "philosophe" en attendant une décision
royale. Mais si Troin est peu discret, il n'en est pas moins prudent, il
commence à prendre des contacts avec l'étranger, ne dort jamais deux
nuits de suite au même endroit et se peine de ne pouvoir obtenir du
pouvoir royal un délai supplémentaire avant de se produire à
Versailles. Le temps passe qui n'est qu'un jeu du chat et de la souris...
Et chose impensable, notre évêque écrit en janvier 1711, soit trois
ans après le début des questionnements sur cet étrange M. Troin la
phrase suivante :
"Au fond, c'est un
homme qui n'a rien pris du Roi, qui ne lui demande pas un denier par
avance, qui a mis au contraire en dépôt bien sûr chez moi, depuis un
an, un gage considérable de sa fidélité, qu'il a augmenté depuis ce
temps par de grosses fontes de lingots d'or, en huiles et autres
liqueurs déjà consommées sur ses matières, qu'il ne recherche pas
aujourd'hui cette prolongation de deux ans pour la tourner à son
profit, mais pour faire utilement de plus grosses dépenses nécessaires
à la perfection de ses poudres qui ne sortiront jamais de mes mains que
pour passer dans celles de Sa Majesté."
Mais en Mai 1711,
Delisle est arrêté pour être conduit par M. de Grignan à Paris, il
écrit alors la seule lettre rapportée que l'on connaisse de lui à M.
de Senez :
« je vous prie d'avoir la bonté de
porter ma bouteille de poudre métallique à Paris, afin que je puisse
faire voir la vérité de mon secret au Roi. Je vous demande toujours
votre protection. J'ai été arrêté à Nice, et on me conduit à
Marseille, à M. le comte de Grignan, pour me mener à Paris. Je vous
prie d'y être plus tôt que moi, puisque vous êtes tout mon appui et
le seul ami que j'aie au monde. »
Malgré
son âge, Jean Soanen fait le voyage de Paris, on essaie une
transmutation en présence de M. de Nointel, du sieur de Launey et de 3
officiers de la Monnaie, nommés par M. Desmarets, contrôleur général,
neveu de Colbert, transmutation qui n'aboutit pas.
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Il
est vrai que Jean Troin est dans un sale état après son arrestation, état qui ne va pas lui épargner
"la question" sous la haute responsabilité du sinistre
ministre d’État Marc-René de Voyer de Paulmy, 1er
marquis d'Argenson, lieutenant général de police. Entre
temps, on fait venir de Saint-Auban une boite dont les lettres,
aujourd'hui archivées, ne font pas mention du contenu mystérieux.
Le 31 janvier, le pauvre Delisle-Troin décède de ce qui ressemble fort
à un empoisonnement.
D'argenson écrit à de Nointel :
"Voilà
une copie de mon procès-verbal et du rapport des chirurgiens et des médecins
de la Bastille qui ont assisté à
l'ouverture du corps de ce malheureux Provençal nommé de Lisle qui,
sans doute, a mieux aimé mourir que de révéler le secret de ses
friponneries. Il semble, suivant ce rapport, que sa mort est toute
naturelle; cependant je soupçonne toujours qu'elle a été précipitée,
et j'aurai l'honneur de vous dire vendredi matin les motifs de ma
conviction.
On
continuera de tenir cette mort secrète, comme on le pratique
ordinairement, jusqu'à ce que vous nous ayez fait savoir si M. le contrôleur
général juge à propos qu'on la rende publique, et il sera bon
d'attendre au moins jusqu'à ce que M. l'évêque de Senez s'en retourne
dans son diocèse." |
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Le
marquis d'Argenson |
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Ce
triste épisode me semble extrêmement intéressant, bien qu'il puisse
à priori de rien avoir à faire avec nos mystères audois.
Nous avons vu cependant que Jean Soanen, prélat unanimement respecté
et qui eut à souffrir de ses prises de positions pro-jansénistes a eu
bien des points communs avec Nicolas
Pavillon.
Mais cet épisode nous permet surtout de comprendre que loin d'être la
chimère de certains esprits étroits, l'alchimie a mobilisé à travers
ce tout petit évêché de Provence, les plus hauts dignitaires du
royaume de Louis XIV : évêque, lieutenant-Général du Roi,
chancelier, contrôleur général.
Beaucoup trop de monde, soyons sérieux, pour un soi-disant escroc ou
manipulateur.
Et, à ne serait-ce que supposer un instant qu'il ait pu abuser autant
de beaux esprits, d'où Troin tirait-il autant d'argent et d'or en une
région aussi pauvre, d'où provenaient les lingots mis en dépôt chez
Soanen ?
Pourquoi fut-il torturé ? Avait-on besoin de connaître ses tours et
illusions ou voulait-on plutôt en savoir plus sur ses techniques et ses
possibles maîtres et amis ?
Jean Troin a-t-il préféré le suicide plutôt que de trop parler,
comprenant que l'on cherchait plutôt à nuire qu'à comprendre ?
C'est ce que laisse sous-entendre M. d'Argenson. Car on voit mal un
petit escroc résister et se sacrifier pour sauver quelques tours de
magiciens.
L'Histoire grande ou
petite ne nous en dira pas plus, mais elle ne cessera de nous étonner et
de nous faire comprendre que pour Clio aussi, aucune vérité n'est
éternelle.
Christian Attard |
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Notes
et sources :
Archives de la Bastille : documents inédits - de
François Nicolas Napoléon Ravaisson-Mollien, Louis Jean Félix
Ravaisson-Mollien
Publication : A. Durand et Pedone-Lauriel (Paris) - Règne de Louis XIV
(1709 à 1772) - Tome 12
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