Par les
entrailles du Christ ! (1)
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Reliquaire
de Saint Vincent
Depaul - Tarn (Photo
Christian Attard)
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"Par
les entrailles du Christ ! et par toutes les grâces qu'il a plu à Dieu
de vous accorder, je vous conjure de m'envoyer cette MISÉRABLE lettre
qui fait mention de la Turquie".
Le pauvre M. Vincent dicte péniblement ces mots à l'attention de son
ami M. le Chanoine de Saint-Martin. Nous sommes en mars
1660 et son secrétaire Ducourneau sait que si le vieux
prêtre landais tient tant à cette lettre c'est qu'elle chante
certainement ses louanges
et son courage, du moins c'est ce que les hagiographes du saint répétèrent
à loisir. Or cette lettre était depuis deux années en sécurité
entre les mains du supérieur du collège des bons-enfants, Jean de
Watebled lorsque Vincent s'énerva ainsi !
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Première
messe de M. Vincent - Tarn (Photo
Christian Attard) |
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A
la mort de M. de Comet, ancien avocat de la cour présidiale de Dax,
premier protecteur et ami du jeune Vincent, à qui cette lettre fut
destinée, le document passa aux mains de Catherine
de Comet mariée à Jean de Saint-Martin. M. de Saint-Martin d'Agès, leur
fils la découvrit en 1658 en rangeant les papiers familiaux, connaissant
l'amitié de son oncle le chanoine de St Martin pour Vincent Depaul, il
s'empressa de lui porter
sa découverte.
Pensant que M. Vincent serait heureux de retrouver un courrier
retraçant un épisode dramatique de sa vie qui se déroula de 1605 à
1607, M. de Saint-Martin lui en avait alors adressé copie, copie qui
une fois entre les mains du futur saint déclencha son irritation, lui
qui était d'un caractère si serein, et finit au feu.
Aussi, l'original
fut-il soigneusement sauvegardé pour ne pas subir le même sort.
Depuis "la lettre" a enduré les affres de la révolution, est passée de mains en mains
(Laverdet, Labouisse Rochefort, Benjamin et Mme Joseph Fillon..) pour être aujourd'hui
précieusement conservée par les Filles de la charité de l'Hôpital de
Fontenay. Elle fut publiée intégralement par Firmin Joussemet dans "La revue des
provinces de l'Ouest" en 1856. |
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Statue de M. Vincent - Aude
(Photo Christian
Attard)
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Mais que
contenait donc cette fameuse lettre envoyée d'Avignon le 24 juillet
1607 pour avoir tant embarrassé et
troublé le vieux prêtre à l'agonie (il décédera le 27 septembre
1660) ? Souvent évoquée, rarement transcrite, il convient, je crois
d'en prendre connaissance et se rappeler auparavant combien Vincent
Depaul fut attaché à certains personnages clefs de notre histoire.
Je ne rapporte pas ici le tout début de cette lettre où Vincent
de Paul explique à M. de Comet comment, en 1605, on le prévient d'une succession
à régler à Toulouse et Castres et d'une dette récupérable sur cette
succession à Marseille. Au passage, notons qu'il n'hésite pas à vendre pour payer
ses frais de voyages un cheval qu'il louait à Toulouse
!
Mais l'affaire dûment réglée, un "gentilhomme du Languedoc"
rencontré dans une auberge de Marseille le persuade de rentrer à
Narbonne par voie de mer. Vincent accepte. Lisons le (1)
:
"../.. Étant sur le point de partir par terre, je fus persuadé
par un gentilhomme avec qui j'étais logé, de m'embarquer avec lui
jusqu'à Narbonne, vu la faveur du temps, ce que je fis pour plus tôt y
être et pour épargner, ou pour mieux dire, n'y jamais être et tout
perdre.
Le vent fut aussi favorable qu'il fallait pour nous rendre à
Narbonne qui était à cinquante lieues, si Dieu n'eut permis que trois
brigantins turcs qui côtoyaient le golfe de Lion pour attraper les
barques qui venaient de Beaucaire, où il y avait foire que l'on estime
être des plus belles de la chrétienté, ne nous eusses donné la
chasse et attaqué si vivement, que, deux ou trois des nôtres étant
tués et tout le reste blessés et même moi qui eus un coup de flèche
qui me servira d'horloge tout le reste de ma vie, n'eussions été
contraints de nous rendre à ces félons et pires que tigres. Les
premiers éclats de la rage desquels furent de hacher notre pilote en
cent mille pièces, pour avoir perdu un des principal des leurs, outre
quatre ou cinq forçats que les nôtres leur tuèrent.
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Ce fait, nous enchaînèrent,
après nous avoir grossièrement pansé, poursuivirent leur pointe
faisant mille voleries, donnant néanmoins liberté à ceux qui se
rendaient sans combattre, après les avoir volé; et enfin, chargé les marchandises
au bout de sept ou huit jours prirent la route de barbarie, tanière et
spélonque (antre) de voleurs sans aveu du Grand turc où, étant
arrivés, ils nous exposèrent en vente avec procès-verbal de notre
capture, qu'ils disaient avoir été faite dans un navire espagnol
parce que sans ce mensonge, nous aurions été délivrés par le consul
que le Roi tient de là pour rendre libre le commerce aux français.
Leur procédure à notre vente fut qu'après qu'ils nous eurent
dépouillés tout nus, ils nous baillèrent à chacun une paire de
braies (culottes), un hoqueton (casaque) de lin avec bonnette, nous
promenèrent par la ville de Tunis où ils étaient venus pour nous
vendre. Nous ayant fait faire cinq à six tours par la ville la chaîne
au col ils nous ramenèrent au bateau afin que les marchands vinssent
voir qui pouvait manger et qui non, pour montrer que nos plaies
n'étaient pas mortelles.
Ce fait, nous amenèrent à la place où les
marchands nous venaient visiter tout de même que l'on fait à l'achat
d'un cheval ou d'un bœuf, nous faisant ouvrir la bouche pour visiter
nos dents palpant nos côtes, sondant nos plaies et nous faisant cheminer
le pas, trotter et courir, puis tenir des fardeaux et puis lutter pour
voir la force d'un chacun, et mille autres sortes de brutalités."
Arrêtons nous un instant à cette phase du récit pour récuser toutes
les allégations de certaines beaux penseurs qui prétendent
que ce récit fut inventé
de toutes pièces ou selon d'autres que le saint aurait en réalité
séjourné non à Marseille mais dans Notre-Dame de Marceille.
Ces gens
là connaissent mal l'Histoire et ont aussi bien peu de psychologie.
Pour qui a un peu étudié l'histoire de la Tunisie au XVII° siècle
rien n'est dans le récit de St Vincent de Paul faux ou incohérent..
La
course se pratiquait avec effectivement des brigantines
rapides, les accords devaient en principe sauvegarder de ces brutalités
les sujets d'Henry IV mais les turcs ont soin de faire passer pour
espagnol leur butin humain.
La foire de Beaucaire se tenait bien le 22
juillet et attirait beaucoup de monde, les barques qui en repartaient
furent victimes des barbaresques plus d'une fois. Ces corsaires,
renégats de toutes nations, corses, maltais pour les meilleurs se
foutaient bien de la nationalité de leurs victimes. Leurs raids ne
furent stoppés définitivement qu'en 1830 avec la prise d'Alger.
Les descriptions faites de la vente des esclaves, fort nombreux plus de
7000 dans la seule régence de Tunis, sont parfaitement réalistes.
D'autre part, on comprend mieux ce que sera la grande compassion du Saint pour les
galériens (il fut aumônier royal des galères) et les bagnards, ayant
souffert à leur côté.
Enfin, il faudrait beaucoup de roueries pour oser inventer avec autant
de détails et aussi peu de mise en valeur de son sort une telle
histoire. Reste aussi, la blessure qui le fit souffrir aux changement de
temps.
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Les
captifs, détail d'une toile d'Alberto Pasini
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Mais, retrouvons M. Vincent captif, non sans
surligner (ici en bleu) certaines parties de sa lettre que nous ne retrouvons pas dans
des transcriptions comme celle du livre d'Henri de Lavedan :
"Monsieur Vincent", par exemple. "Je
fus vendu à un pêcheur, qui fut contraint de se défaire bientôt de
moi, pour n’avoir rien de si contraire que la mer, et depuis par le
pêcheur à un vieillard médecin spagirique, souverain tireur de
quintessences, homme fort humain et traitable, lequel, à ce qu’il
me disait, avait travaillé cinquante ans à la recherche de la pierre
philosophale, et en vain quant à la pierre mais fort savant à d'autres
sortes de transmutation des métaux. En foi de quoi je lui ai souvent vu
fondre autant d'or que d'argent ensemble, le mettre en petites lamines,
et puis mettre un lit de quelques poudres, puis
un autre de lamines, et puis un autre de poudre
dans un creuset ou vase à fondre des orfèvres, le tenir au feu vingt
quatre heures, puis l'ouvrir et trouver l'argent être devenu or, et
plus souvent encore congeler ou fixer l'argent vif en fin argent qu'il
vendait pour donner aux pauvres. Mon occupation était de tenir le feu
à dix ou douze fourneaux, en quoi Dieu merci, je n'avais plus de peine
que de plaisir. Il m'aimait fort, et se plaisait fort de me discourir
d'alchimie et plus de sa loi à laquelle il faisait tous les efforts de
m'attirer, me promettant force richesses et tout son savoir. Dieu opéra
toujours en moi une croyance de délivrance par les assidues prières
que je lui faisais et à la Vierge Marie par la seule intercession de
laquelle je crois fermement avoir été délivré.
L'espérance et ferme
croyance donc que j'avais de vous revoir, Monsieur, me fit être assidu
à le prier de m'enseigner le moyen de guérir de la gravelle, en quoi
je le voyais journellement faire miracle; ce qu'il fit; voir me
fit préparer et administrer les ingrédients. Oh combien de fois ais-je
désiré depuis avoir été esclave auparavant la mort de feu Monsieur
votre père et commaecenas à me bien faire, et avoir eu le secret que
je vous envoie, vous priant de le recevoir aussi de bon cœur que ma
croyance est ferme que, si j'eusse su ce que je vous envoie, que la mort
n'en aurait jamais triomphé (au moins par ce moyen), or que l'on dit quels jours de l'homme sont comptés devant Dieu, il est vrai
mais ce
n'est point parce que Dieu avait compté ses jours être en tel nombre,
mais le nombre a été compté devant Dieu parce qu'il est advenu ainsi;
ou pour plus clairement dire, il n'est point mort lorsqu'il est mort
pour ce que Dieu l'avait ainsi prévu ou compté le nombre de ses jours
être tel, mais il l'avait prévu ainsi et le nombre de ses jours a
été connu tel qu'il a été, parce qu'il est mort lorsqu'il est mort.
Je fus donc avec ce vieillard, depuis le mois de septembre 1605 jusqu'au
mois d'août prochain qu'il fut pris et mené au grand sultan pour
travailler pour lui mais en vain car il mourut de regret par les
chemins. Il me laissa à son neveu, vrai antropomorphite qui me revendit
tout après la mort de son oncle, parce qu'il ouit dire comme M. de Brèves, ambassadeur pour le roi en Turquie, venait aux bonnes et
expresses patentes du grand Turc pour recouvrer les esclaves
chrétiens."
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La suite du
récit narre comment il fut acheté par un prêtre renégat (2), (un renégat
étant une personne ayant abjuré sa foi en se faisant musulman),
comment par ses trois femmes il finit par le remettre dans le giron de
l'église catholique et comment ils s'enfuirent sur un esquif pour
arriver en juin 1607 près d'Aigues-Mortes avant d'être reçus par le
vice-légat en Avignon Pierre-François Montorio. Ce dernier à la fin
de sa légation repart pour Rome en emmenant Vincent et le nouveau
re-converti. Montorio promet à Vincent Depaul une nomination gratifiante
mais non sans arrière-pensées. "Il
me fait cet honneur de me fort aimer et caresser, pour quelques secrets
d'alchimie que je lui ai appris, desquels il fait plus état, dit-il, que
"si io li avesse datto un monte di oro" parce qu'il y a travaillé tout le
temps de sa vie et ne respire autre contentement"
ajoute-t-il plus loin. Paragraphe qui lui est constamment omis dans les
biographies du Saint et on comprend pourquoi !
Plusieurs points sont ici d'une importance pourtant primordiale et sont régulièrement
ignorés ou délaissés par ces biographes. On peut
croire que leurs intellects frileux s'affolent à toute mention d'alchimie
ou autres procédés sulfureux, mais cette myopie ressemble à une
singulière mauvaise foi. Ici Saint-Vincent Depaul l'écrit en toutes
lettres : il a vu pratiquer l'alchimie et constaté que cela marchait !
Pour quelles sordides raisons mentirait-il ou parlerait-il d'un sujet
mis à l'index ? Il écrit : "et
trouver l'argent être devenu or", "fixer l'argent vif en fin
argent qu'il vendait pour donner aux pauvres", c'est
très clair et sans ambiguïtés
!
D'autre part le procédé qu'il décrit de superposition en couches
est connu pour avoir été pratiqué sans pour autant que l'on sache la
composition de la poudre dont il parle. Les alchimistes évoquent le
"cément royal" qui se compose de 14 parties de briques
pilées, une partie de vitriol vert calciné, et une partie de sel
commun. Il est alors formé une pâte avec de l'eau qui est mise au creuset en superposition comme l'indique M. Vincent.
Mais l'or doit être aussi préalablement préparé. C'est étrangement
cette superposition que le texte de Lavedan escamote, de la même
manière qu'il n'évoque absolument pas le remède contre la gravelle et
pour cause car ce remède détaillé fut retrouvé à l'hospice de
Marans en Charente sous le nom de remède de St Vincent !
Fulcanelli, l'énigmatique alchimiste moderne consacre à cet épisode
de la vie de Saint Vincent Depaul plusieurs pages de son livre :
"les demeures philosophales" expliquant que l'opération dont
fut témoin le prêtre n'était pas alchimique mais "archimique",
son but
étant d'augmenter par addition d'une autre substance le volume d'or
initiale.
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Chasse
du saint - Maison mère des lazaristes - Paris |
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Alors pourquoi Vincent Depaul chercha-t-il à détruire cette lettre ?
Lorsque l'on prend connaissance des détails de la vie du saint homme,
nous sommes frappés par son extrême modestie, jamais il ne se met en
avant, bien au contraire, il cherche toujours à effacer son nom des
documents officiels, actes de création, fuit les honneurs.
Même dans
cette lettre, nous comprenons qu'il ne parle de lui que lorsque le
récit ne peut faire autrement et encore évoque-t-il ses aventures avec
simplicité et humour.
Mais cette lettre révèle aussi ses faiblesses. On l'y voit courir après l'argent, "emprunter" un cheval
pour cela et à son retour de Barbarie courir encore mais cette fois derrière une place
avantageuse et rapportant bénéfices quitte à s'abaisser au rôle
d'amuseur mondain, comme nous allons le lire dans sa lettre suivante.
Un arrivisme peu conforme à l'humilité sincère qui marquera la seconde moitié de sa vie de
charité.
Mais cette missive compromet aussi un autre que
lui : le nonce Montorio qui consacra sa vie à l'alchimie.
Et cela devait
compter beaucoup plus pour Vincent Depaul que sa propre compromission.
La lettre, restant entre les mains du discret M. de Comet, rien n'était
à craindre, mais lorsqu'elle passa en des mains moins sûres, Vincent ne
le supporta pas. Enfin, et son procès en canonisation le prouve, après
Paul V, l'alchimie fut bien moins en cour à Rome et beaucoup plus
sujette à suspicions.
Mais une autre lettre, peut-être tout aussi
ignorée que celle-ci complète son récit...
Christian Attard
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Vers Vincent 2
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Notes
et sources :
(1) - "La revue des provinces de l'Ouest" Nantes Vincent
de Paule lettres sur sa captivité à Tunis par Firmin Joussemet.
(2) - Pierre Coste - Saint Vincent de Paul, Correspondance,
entretiens, documents. I. Correspondance. Tome I (1607-1639), Paris,
Lecoffre-Gabalda,
1920, p. 5-7
(3) - On connaît son nom Guillaume Gautier.
Il avait été enlevé d'un monastère des Cordeliers.
Et plusieurs biographies de M. Vincent dont celles d'Henri Lavedan,
Louis Chaigne, Pierre Coste, J. Calvet....
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