Boudet contre Cénac 

Même si quelques irréductibles chercheurs restent retranchés derrière les "lapalissades" de leurs certitudes, il faut bien en convenir, notre bon abbé Boudet, nonobstant ses indéniables qualités apostoliques, n'en était pas moins un "fou-littéraire".
Mais consolons-nous, il était loin d'être à son époque un cas unique ! 
A preuve, le trop sérieux Justin Édouard Mathieu Cénac-Moncaut (1814-1871), maire et conseiller général gersois qui, lui aussi, prétendait connaître la véritable origine de la langue occitane.

Les Hautes-Pyrénées dans la région d'Argelès

L'homme est tout comme Henri Boudet, un érudit de sous-préfecture comme la France en produisit tant en cette fin de XIXe siècle (1). Se targuant de connaissances philologiques qui devaient plus à des imaginaires féconds qu'à des études scientifiques solidement assises, tous deux prétendaient avoir percé les mystères et les origines de nos parlers locaux. Seulement, comme en bien d'autres domaines aux contours aussi flous, il leur aurait été impossible d'accorder leur violon.
Rois des compilateurs, l'un et l'autre n'ont fait qu'accommoder à leurs visions respectives les textes de plus savants qu'eux.

Pour Henri Boudet, tout explication étymologique se résumait à trouver les origines de nos mots dans l'anglo-saxon puisque ces derniers étaient, selon ses réflexions, fils des Tectosages, même si c'était au prix de quelques acrobaties verbales et d'un recours toujours aisé à l'inconscient :

"Ils (les saxons) déclaraient ainsi ouvertement et à la face des nations, qu'ils étaient bien les fils, les descendans directs des Tectosages, – to sack, piller, – son, fils descendant. Ils est remarquable que les historiens les appellent toujours les Saxons pillards. Ce qualificatif était en réalité leur véritable nom, et, d'une manière inconsciente, ces historiens expliquent, par le terme de pillards, le sens exact de Saxons."

Pour Cénac-Moncaut, les mots du sud-ouest de la France doivent tout ou presque aux armoricains :

"A mesure que nous réunissons nos preuves, il devient donc de plus en plus incontestable que les Armoriques ou Aquitains occupèrent le sud-ouest de la Gaule, entre la Seine et les Pyrénées; et que la langue et la géographie gasconnes ont hérité d'un grand nombre de mots de cette nation; par conséquent, loin de justifier l'opinion des philologues, qui croient retrouver la langue celtique dans le bas-breton moderne, toutes nos études la combattent;"

On pourrait croire à une filiation d'humoristes, mais l'un comme l'autre se sont malheureusement pris au sérieux au point de publier leurs réflexions et d'en faire bénéficier quelques sociétés savantes qui n'ont pas tous les jours l'occasion de rigoler.
On pourrait aussi croire qu'après tout les tectosages (version Boudet) sont devenus armoricains (version Cénac-Moncaut) malheureusement encore, les deux hommes sont loin d'être en accord ! Cela ne serait que comique si chacun en restait à son pré-carré, côté basque pour Cénac-Montaut, et côté audois pour Boudet. Mais ils s'opposent au contraire en des lieux communs aux origines linguistiques bien différentes :

Pour exemple le mot Atax :
Selon H. Boudet : "Le bassin de l'Aude n'appartenait point aux Sordes, mais à d'autres producteurs de fer, habitant le pays d'Atax, aux Atacini ; ceux-ci, à la fabrication des épées, joignaient celle des haches, – to add, ajouter, – axe, hache –."

Et selon J. Cénac-Moncaut :
"ATAX (l'Aude) de atao, toujours : qui coule continuellement."
L'importance de cette rivière devait frapper le» habitants d'un pays privé de grands cours d'eau.

Notons dans ces délires étymologiques, le sens d'une certaine cohérence :
Ainsi le nom de Carcassonne s'explique ainsi pour H. Boudet :
"
Carcassonne, cark, soin, souci, – axe, hache, – to own (ôn), posséder –."
Alors que pour J. Cénac-Moncaut le même nom est d'origine euscarienne (basque) et signifie :
"Carcasso (Carcassonne), de carrica : chemin, rue et onne : bonne."

Laü-Balagnas (Haute-Pyrénées) - le village de grands jeunets riants 

Et Boudet n'hésite pas à s'immiscer dans les origines de la langue basque dès la page 112 de son ouvrage phare pour nous donner quelques définitions hilarantes et conclure :

"Nous pourrions ainsi interpréter une foule d'autres termes pris dans la langue basque, mais comme ils sont moins intéressants que ceux que nous avons cités, nous les passerons sous silence"..."

Et cela vaut sans doute mieux, en effet !

Boô-Silhen (Haute-Pyrénées) - le buisson des anguilles femelles 

Certains ont voulu s'appuyer sur ces loufoqueries inconscientes pour justifier la présence d'un codage tellement subtil qu'il reste incompris à ce jour. Ils prétendent en cela que c'est oeuvre unique mais c'est inexact car J. Cénac-Moncaut fit mieux encore que le prêtre de Rennes-les-Bains. Ainsi osa-t-il expliquer par le celto-breton certains noms des vallées d'Argelès et cela donne des collages qu'auraient adorés les surréalistes. 
Ainsi le lieux dit de Galhagos signifierait selon l'imaginatif gersois :"le village des taupes gauloises" de gal : gaulois et gos : taupe. Le village de Boô-Silhen se compose de Bod : le buisson et de silièn : la femelle du sili, l'anguille d'eau douce en armoricain. En conséquence le nom de cette commune signifie selon le docte penseur : "le buisson des anguilles femelles" ! 
Le seul problème est que ces deux villages ne furent réunis administrativement que peu de temps avant l'étude poussée de M. Cénac-Moncaut !!

Et des étymologies de cet acabit, on en découvre des centaines à la lecture des exemples fournis. Laü-balagnas devient "le village des grand jeunets riants" alors que la réunion des deux noms est aussi une fiction administrative !

Bien sûr la majorité de ces noms chez Boudet comme chez Cénac-Moncaut sont d'origine romane et l'on comprend que ce que l'on prend pour subtil codage chez Boudet n'est qu'aveuglement fantaisiste chez Cénac-Moncaut et inversement. A moins que Cénac-Moncaut ne veuille lui aussi nous mettre sur la piste d'un trésor basque !
N'en déplaise aux acharnés, de tels cas abondaient dans la France de cette fin du XIXe siècle et il serait temps peut-être de croire enfin à la sincérité naïve d'Henri Boudet ou de Justin Cénac-Moncaut qui fit de leurs monomanies le charme de quelques fins de repas et l'amusement étonné de linguistes plus assurés.

Christian Attard

Notes et sources :

(1) voir sa page sur Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Justin_C%C3%A9nac-Moncaut

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