L'ermite et le perruquier








Notre-Dame du Cros, aujourd'hui
(Photo : Ch. Attard)






Le tome 1 de la deuxième série des Mémoires de la Société des Arts et des Sciences de Carcassonne, chez André Gabelle en 1905, est plein d'enseignements pour ceux qui se passionnent toujours pour l'histoire de l'Aude. Ainsi y apprend-on que les honorables sociétaires déplorent les ventes sauvages commises par ces messieurs les curés de l'Aude de pièces de valeur archéologique trouvées dans leur église. Songeaient-ils à certaines de nos têtes d'affiches en particulier ?

Une proposition est donc faite pour former les desservants afin que ces dilapidations de notre patrimoine aux profits de quelques brocanteurs ou antiquaires véreux cessent. Intentions louables qui resteront vœux pieux, bien malheureusement !




Plus loin encore (pages 45-46), on découvre que le terrible incendie qui ravagea Carcassonne le 12 juillet 1622 ne s'arrêta que parce que les consuls de la ville firent vœux de pénitence auprès de Notre-Dame du Cros. Le même fait " pompier " étant attribué à Notre-Dame de Marceille lors du grand incendie de Limoux en 1685.





L'église de Caunes-Minervois
(Photo : Ch. Attard)




Mais ce qui retient plus particulièrement notre attention est la très intéressante étude de Monsieur Casimir Galinier sur la paroisse de Caunes pendant la révolution. 

Cette période noire de notre histoire est peu connue de nos historiens locaux (à l'exception de quelques érudits comme Jean-Claude Meyer (1), elle vit s'affronter âprement les prêtres qui firent allégeance à la nouvelle constitution et édifièrent un culte à la Raison et ceux qui restèrent fidèles aux dogmes et préceptes de leur église. Il fallu attendre le Consulat pour que la paix revint avec la libre pratique religieuse.

Se basant sur les archives du notaire Jacques Sicard,  M. Galinier nous décrit donc les événements qui vont affecter cette paroisse de Caunes dépendante du diocèse de Narbonne et tenue par le curé Guillaume Boyer depuis 1773, assisté de son vicaire :
Gabriel Jallabert.

Les 16 et 17 janvier 1790, curé et vicaire signent le serment d'allégeance exigé par la Constitution civile. Mais Guillaume Boyer se rétracte peu de temps après et est remplacé par son ancien vicaire. Une lutte acharnée allait désormais enchaîner ces deux hommes.

Dès sa rétractation, Boyer vivra dans la crainte et finira , comme bien d'autres, par être banni en Espagne sans qu'aucune loi n'autorise de telles exactions. Ces prêtres, forcés à l'exil virent leur biens familiaux détournés, spoliés par de véritables truands locaux. 

La loi du 18 août 1792 en prononçant la dissolution des associations religieuses supprima de fait les trois confréries de Caunes : Saint Jean, Saint Sacrement, et pénitents bleus. Et ainsi se poursuivit la longue litanie des injustices, brimades, et autres insultes faites à ceux qui à peine deux ans plus tôt étaient tant estimés de leurs ouailles. Triste versatilité, triste lâcheté de tous les suiveurs du monde qui se taisent et piétinent tout honneur face à plus fort en gueule qu'eux. Éternel renouvellement de la bassesse et de la petitesse de ceux qui nourrissent le Minotaure de leurs terreurs souterraines . 

Certes tout cela est bien intéressant, mais où veut donc en venir cet éternel attardé qu'est votre humble chambellan ? 





Le chœur de l'église de Notre-Dame du Cros
(Photo : Ch. Attard)




A Notre Dame du Cross, bien évidemment ! 

Que s'y passe-t-il en cette période si sombre ?

Depuis sept siècles, les pèlerins n'ont cessé de venir fêter la nativité de la Vierge dans ce haut lieu marial gardé, à la veille de la révolution, par deux ermites dont l'histoire nous a conservé les noms : Messieurs François Bouclet et Antoine Gagnoulet. 

La loi d'août 92 confisquait aussi leurs biens.

De peur que la chapelle du Cros ne devienne également bien de la Nation et ne finisse le diable sait comment, la municipalité rappela qu'elle en était propriétaire de fait et désirait la conserver comme église succursale (2), ce qu'elle obtint par un acte officiel du 26 octobre 1792. 

Mais, quelques années après, le 31 juillet 1796 la chapelle fut vendue à un perruquier de Caunes, frère de l'ermite : Antoine Bouclet (3).

Un an après, le 9 juillet 1797, M. Bouclet consentit la cession de l'édifice à 300 citoyens de Caunes. 

Il faut très certainement voir dans cette vente une manœuvre de sauvegarde de l'édifice et la parenté de l'ermite et de son frère le perruquier indique l'attachement profond de cette famille Bouclet à Notre Dame du Cros qui sans leur intervention aurait pu finir comme nombre d'autres lieux de religion en carrière à pierres.





Ces belles maisons de Caunes connurent les sans-culottes
(Photo : Ch. Attard)




Cette opération fut peut-être inspirée par le "zèle" patriotique du nouveau curé de Caunes, Gabriel Jallabert. Car dès sa promotion révolutionnaire, il n'eut plus de limites et les chapelles de la ville se transformèrent une à une en "temples de la Raison". 




Le 8 septembre 1793, jour de la fête de Notre- Dame du Cros, les révolutionnaires perquisitionnèrent tout Caunes. Ils voulaient retrouver la robe réalisée pour honorer l'antique statue de la Vierge à l'enfant (photo ci-contre). 
Preuve du toujours très grand attachement de la population à la dévotion de Notre-Dame du Cros.
Les églises sont ensuite dénudées de tout ornement, les sacrements ne sont plus administrés.
Le 11 mai 1794, la religion fut proscrite à la demande d'une Société populaire dont le trésorier n'était autre que le "curé" Jallabert.  
Le 14 janvier 1795, la seule vente des biens de la chapelle du Cros procure à la Révolution  près de 700 livres, les cloches sont fondues pour devenir canons. 

On comprend donc qu'en juillet 1796 Notre-Dame du Cros soit vendue au perruquier Bouclet.

Seule la mort de Robespierre allait permettre le lent retour aux pratiques du culte. 
Le 6 septembre 1795, Gabriel Jallabert, prêtre assermenté choisit pour lieu de culte Notre Dame du Cros, autant que l'église de Caunes, les deux églises étant propriété des citoyens de Caunes.
Enfin le 20 octobre 1800, avec le concordat revinrent les prêtres exilés dont celui de Caunes, Guillaume Boyer. Un arrêté des consuls venait de rétablir au 8 septembre la foire de Notre-Dame du Cros.

Mais Gabriel Jallabert n'entend laisser ni l'église paroissiale de Caunes ni la chapelle du Cros. Deux prêtres se disputent donc les faveurs du bon peuple chrétien et finalement Monseigneur Laporte à Carcassonne en choisit…un troisième : Bertrand Reverdy !
Il conservera la charge des deux églises : celles de Caunes et celle de Notre-Dame du Cros.
Le pauvre homme est en tout cas accueilli à coups de pierre par les partisans de Jallabert et ne sera jamais franchement accepté par ses ouailles qui lui feront même " courir l'âne " en effigie les jours de carnaval. 
Un ermite s'installera à nouveau en gardiennage à Notre-Dame du Cros, celui qu'Etienne de Jouy vit en 1813, à moins que ce ne soit toujours François Bouclet dont la présence est attestée encore en 1798, et qu'il décrivit dans son " Ermite en province " en disant de lui : 

" On a pas besoin d'esprit pour vivre dans la retraite mais l'ivrognerie et la saleté me choque peut-être davantage au fond des bois qu'au sein des villes ".




Et la grande tourmente est passée sur le minervois comme dans la mémoire des hommes, détruisant à jamais le riche patrimoine artistique de nos antiques églises. La vague révolutionnaire a charrié ses épaves ne laissant à la grève de l'histoire que quelques misérables débris pour la plupart soustraits à la furie du temps par quelques hommes de courage dont nous ne savons plus rien ou presque ...

Christian Attard






Notes et sources


(1) Jean-Claude Meyer, Sur les chemins de la compassion ou la vie de Maurice Garrigou (1766-1852) Baziège, Association Pélé-Jeunes-Région, 2002

(2) L'église paroissiale de Saint Genest en très mauvais état à la veille de la révolution fut vendue à un particulier qui la détruisit entièrement dès 1793. Le culte fut donc déplacé vers l'abbaye bénédictine et son église qui devint paroissiale et propriété de la commune.

(3) Certes une lecture rapide peut porter à confusion et le C accolé au L peut-être pris, si l'on n'y prend garde, pour un D, mais il n'y a malheureusement et strictement aucun lien de parenté entre ces BOUCLET et notre bon curé de Rennes, BOUDET. 
Ce nom et cette orthographe nous sont confirmés deux autres sources :
 

- " l' Inventaire sommaire des Archives départementales de l' Aude antérieures à 1790", Volume 1 page  258 chez Labau à Carcassonne en 1925. Antoine Bouclet y est dit maître perruquier à Caunes et porte plainte contre Jacques Galy pour injures.
Cet Antoine Bouclet comme son frère François étaient fils d'un cordonnier de Caunes.

- un calice en vermeil classé au titre d'objet en 1964 et portant l'inscription suivante concernant son propriétaire : J'APPARTIENS A FRANCOIS BOUCLET RESIDANT AU CROS. Date : 12 juillet 1798. Poinçon de maître : ARIBAUD.



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