Le miroir de monseigneur Myriel 

PP
Article initialement publié en 2013 par la revue "L'Ampoule n°10"  : Doubles et Miroirs.





« Je voyageai. Je vis les hommes ; et j'en pris
En haine quelques-uns, et le reste en mépris ;
Car je ne vis qu'orgueil, que misère et que peine
Sur ce miroir terni qu'on nomme face humaine. »
Victor Hugo, Marion Delorme (Scène III)





Mgr Myriel

Monseigneur Myriel - illustration pour les éditions Jules Rouff.
Collection Christian Attard




Si, et c’est bien connu depuis que Jean Cocteau nous l’a remémoré, le « propre » d’un miroir est d’essayer de réfléchir avant de nous renvoyer notre image, il faut bien admettre qu’ils le font souvent fort mal. Car non contents de nous « doubler », en plus ou moins beauté, ils nous retournent parfois complètement !
Cette étrange réflexion inversante, nombreux sont les auteurs qui l’ont parfaitement saisie, devenant ainsi, à travers leurs œuvres et le parcours initiatique de leurs héros, les « miroirs » sociaux de leur temps.
Le plus illustre parmi eux, Victor Hugo, a brillamment usé de cet artifice réfléchissant, si sensible de la littérature romantique de son siècle. Et s’il n’a pourtant jamais caché ses intentions, peu nombreux sont les exégètes de son œuvre titanesque à l’avoir souligné.
Ainsi, dans sa préface de Cromwell, il écrit : « Le drame est un miroir où se réfléchit la nature. ». Et plus loin encore : « Le théâtre est un point d’optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, tout doit s’y réfléchir mais sous la baguette magique de l’art. »



Jean Valjean

Jean Valjean - Illustration pour les éditions Jules Rouff.
Collection Christian Attard






Deux de ses romans sont, à mon sens, battis autour de ce concept essentiel de la réflexion. Le retournement et l’inversion de la figure du héros romantique va alors se faire, non pas dans un miroir au sens réel du terme mais par l’action d’un être « réfléchissant ».
En dehors des intenses péripéties narratives des Misérables ou de L’Homme qui rit, la tension continue et sous-jacente de ces deux œuvres reste l’image christique de la rédemption par la souffrance et la pénitence. Leurs deux héros ne sont, au fond, que des victimes bien innocentes de la barbarie et de la cruauté des hommes.

Jean Valjean, le pauvre et malheureux émondeur des Misérables, condamné à cinq années de bagne pour avoir volé un pain, tentera de s’évader de cet enfer des hommes et y restera finalement près de vingt ans. Enfin libéré, il demeurera marqué par un premier retournement, celui de la haine et de la rancune viscérale pour la justice et les institutions de son pays.
Pour que Valjean puisse changer, s’amender, Victor Hugo sait bien que son âme, si endurcie, a besoin du choc d’un être-miroir. Cet homme qui va lui renvoyer sa sordide image de bagnard en l’inversant, la retournant, en la réfléchissant dans toute la clarté de sa véritable nature, c’est monseigneur Myriel.

Arrêtons-nous un instant sur ce personnage essentiel, sûrement l’un des plus beaux de la littérature hugolienne. Suffisamment important en tout cas pour que Victor Hugo consacre le Livre I de son roman à son long et tendre portrait. L’écrivain nous précise qu’on le surnomme « Monseigneur Bienvenu ». Ce fut aussi, effectivement, le surnom d’un évêque de Digne, François-Melchior-Charles-Bienvenu de Miollis (1753-1843). Mais Hugo fait œuvre romanesque et le rebaptise donc du seul nom de Myriel.
Ce patronyme ne prend-il pas la résonance du miroir ? Monseigneur Myriel sera bien ce miroir de l’âme de Valjean. Celui dans lequel son véritable être se mire. Myriel : un nom qui commence comme « miroir » et finit comme « ciel ».






Les chandeliers


Le vol des chandeliers - Illustration pour les éditions Jules Rouff.
Collection Christian Attard






Alors que la ville entière le chasse à cause de son ancien statut de bagnard, lui le réprouvé, l’indigne de Dignes, celui que même le chien chasse de sa niche, retrouve face à l’évêque Myriel son rang d’être humain. Le bon prêtre lui donne du « Monsieur », le vouvoie, lui offre un lit propre et son meilleur vin.
En Myriel, il revoit l’homme droit, travailleur et honnête qu’il n’a cessé d’être alors que toute la société de Dignes lui renvoie au contraire l’image de sa longue et impitoyable déchéance. Comme plus tard, Cosette ne croira pas en sa beauté en se regardant dans son miroir et devra regagner lentement confiance en son charme par le regard des autres, Valjean ne croira pas non plus à cette image de bonté et de droiture que lui retourne monseigneur Myriel, et ira jusqu’à le voler encore avant le choc qui enclenchera sa rédemption.

En effet, non content d’avoir bénéficié de l’hospitalité de monseigneur Myriel, Valjean va lui voler sa seule richesse : deux chandeliers d’argent. Rattrapé par les gendarmes, le prêtre prétendra les lui avoir offerts, amorçant ainsi la metanoia de l’ancien bagnard.
Après avoir encore volé un petit ramoneur, Valjean s’effondrera en pleurs, comprenant qu’il doit, sous peine de mort spirituelle, « retourner » vers le chemin de son cœur par l’âpre voie de la repentance. Ce repentir est d’ailleurs plus que clairement marqué par le nouveau nom qu’il va se choisir de « Monsieur Madeleine », rappelant en cela la Madeleine pénitente des Évangiles.
Tout comme elle désormais, Valjean et son double Madeleine n’auront de cesse que de faire le bien. Mais ce serait trop simplement finir. Aussi Hugo, une nouvelle fois, va introduire un faux double de Valjean : Champmathieu, que l’intraitable inspecteur Javert arrête, pensant avoir retrouvé le vrai Valjean.
Ce nouvel effet miroir sera l’ultime épreuve, celle qui devra fixer Valjean dans la certitude de l’accomplissement de la transformation de son être profond. Le vrai Valjean ne pourra pas laisser condamner Champmathieu à sa place et se dénoncera.




L'Homme qui rit

"L'Homme qui rit" du film réalisé par Paul Leni avec Conrad Veidt et  Mary Philbin.




Il est peut-être temps de s’interroger sur le choix de ce nom bien étrange de « Valjean ». En 1845, Victor Hugo avait déjà eu la volonté d’écrire une épopée de la misère qu’il voulait nommer tout simplement Les Misères, son héros se nommait « Jean Tréjean ». Lorsqu’il reprend l’écriture de sa grande fresque en 1860, « Jean Tréjean » est devenu « Jean Valjean ».
Hugo nous donne d’ailleurs l’origine de ce nom :
« Sa mère s'appelait Jeanne Mathieu ; son père s'appelait Jean Valjean ou Vlajean, sobriquet probablement et contraction de voilà Jean. »
Faut-il le suivre dans cette explication ?

Le nom de « Jean Valjean » est construit autour des trois lettres « VAL », qui lut en réflexion nous donne « LAV ». Jean LavJean ! Jean lave Jean. Et n’est-ce pas ce que, tout au long de ce roman, l’ancien bagnard réussit à accomplir ? Ne lave-t-il pas chaque fibre de son être du poison de la haine et de la rancœur pour ce monde dont il avait parcouru toute la bassesse, foulant même ses plus abjects boyaux ?
Victor Hugo utilisera exactement le même procédé dans L’Homme qui rit. Son héros Gwynplaine, fils légitime d’un lord, abandonné, défiguré, volé de ses titres et droits, finira par retrouver son demi-frère et son double inversé, Lord David Dirry-Moir, dont le nom, à l’évidence, évoque et contient les mots « mirror » et « miroir ».

Certains auteurs, y compris des britanniques, ont d’ailleurs cherché à comprendre ce que pouvait bien cacher l’étrange construction du nom du héros de L’Homme qui rit. « Gwin » a certes une consonance galloise, en effet le mot signifie « blanc » dans cette langue. Mais la fin du nom, à la consonance purement française, n’apporte rien à ces spéculations. Et ces mêmes auteurs se sont vainement interrogés sur le choix d’un tel nom si peu anglais.
Peut-être auraient-ils dû se demander si Hugo ne cherchait pas, là encore, à nous indiquer autre chose en jouant cette fois sur l’anagramme du patronyme. Car « Gwynplaine » n’a pour seule anagramme que les deux mots « new playing », ce qui signifie en anglais « nouvelle donne », « nouveau jeu ». À vrai dire, beau résumé du thème du roman qui n’est que cela, Gwynplaine étant une sorte de saltimbanque avec lequel la plus cruelle des destinées va s’ingénier à jouer, et qui par deux fois au moins changera totalement de vie !
 
À la différence du Valjean des Misérables, L’Homme qui rit ne pourra pas accepter d’assumer les nouveaux retournements de son existence induits par la révélation de sa véritable identité. Mais les deux personnages enferment bien en leur nom la clef de leur parcours initiatique.
L’écrivain Richard Khaitzine dans son remarquable ouvrage « La Langue des Oiseaux », a bien remarqué la construction symétrique du nom du héros des Misérables, et note que les deux « Jean » placés à chaque extrémité du nom pourraient fort bien évoquer les deux Saint-Jean marquant les solstices. L’idée d’un Valjean à résonance maçonnique n’aurait pas été pour déplaire au général Joseph Hugo, franc-maçon notoire, mais Victor son fils refusa toujours toute affiliation.

Il paraît cependant difficile de nier le jeu sur les noms et leur sens qu’Hugo pratiquera très souvent tout au long de ses écrits. Ainsi, pour ne s’en tenir qu’aux Misérables, il écrit dans son Livre III :
 « On se déclarait les amis de l'A B C. — L'Abaissé, c'était le peuple. On voulait le relever. Calembour dont on aurait tort de rire.
Les calembours sont quelquefois graves en politique ; témoin le Castratus ad castra qui fit de Narsès un général d'armée ; témoin : Barbari et Barberini ; témoin : Fueros y Fuegos ; témoin : Tu es Petrus et super hanc petram, etc.
Ou encore à propos d’un des membres de l’A B C :
« Comment vous appelez-vous?
— L'Aigle.
Le roi fronça le sourcil, regarda la signature du placet et vit le nom écrit ainsi : LESGLE. Cette orthographe peu bonapartiste toucha le roi et il commença à sourire. — Sire, reprit l'homme au placet, j'ai pour ancêtre un valet de chiens surnommé Lesgueules. Ce surnom a fait mon nom. Je m'appelle Lesgueules, par contraction Lesgle et par corruption L'Aigle. — Ceci fit que le roi acheva son sourire. Plus tard il donna à l'homme le bureau de poste de Meaux, exprès ou par mégarde.
Le membre chauve du groupe était fils de ce Lesgle, où Lègle, et signait Lègle (de Meaux). Ses camarades, pour abréger, l'appelaient Bossuet. »

Ces quelques « réflexions » sur ces jeux de miroirs psychologiques dans l’œuvre de Victor Hugo pourraient malgré tout ne sembler être que de trompeurs reflets de sa pensée réelle.

P


Valjean sous le miroir

Valjean au miroir dans "Les Misérable" éditions Rouff.
Collection Christian Attard


On sait à quel point l’on prête beaucoup trop aux riches. Peut-être alors pourrions-nous considérer encore ce dernier extrait des Misérables.
Alors que Jean Valjean a tout sacrifié au bonheur de Cosette, l’enfant qu’il a fait sienne, il finit par découvrir que Cosette aime Marius. Mais cette découverte se fait d’une façon singulière :
« Tout en marchant de long en large à pas lents, son regard rencontra tout à coup quelque chose d’étrange.
Il aperçut en face de lui, dans le miroir incliné qui surmontait le buffet, et il lut distinctement les quatre lignes que voici :
« Mon bien-aimé, hélas ! Mon père veut que nous partions tout de suite. Nous serons ce soir rue de l’Homme-Armé, no 7. Dans huit jours nous serons à Londres. — Cosette. 4 juin.»
Jean Valjean s’arrêta hagard.
Cosette en arrivant avait posé son buvard sur le buffet devant le miroir, et, toute à sa douloureuse angoisse, l’avait oublié là, sans même remarquer qu’elle le laissait tout ouvert, et ouvert précisément à la page sur laquelle elle avait appuyé, pour les sécher, les quatre lignes écrites par elle et dont elle avait chargé le jeune ouvrier passant rue Plumet. L’écriture s’était imprimée sur le buvard.
Le miroir reflétait l’écriture.
Il en résultait ce qu’on appelle en géométrie l’image symétrique ; de telle sorte que l’écriture renversée sur le buvard s’offrait redressée dans le miroir et présentait son sens naturel ; et Jean Valjean avait sous les yeux la lettre écrite la veille à Marius par Cosette.
C’était simple et foudroyant. »
Le miroir vient une nouvelle fois de révéler à Valjean la vérité des sentiments de Cosette, vérité qu’il n’acceptait pas de voir ouvertement.



La mort de Jean Valjean


La mort de Jean Valjean - Illustration de l'édition Rouff
Collection Christian Attard





Et c’est encore devant un miroir que le pauvre Valjean à bout de souffle comprend qu’il va mourir.
« Une des chaises où il se laissa tomber était placée devant le miroir, si fatal pour lui, si providentiel pour Marius, où il avait lu sur le buvard l'écriture renversée de Cosette.
Il se vit dans ce miroir, et ne se reconnut pas. Il avait quatre-vingts ans ; avant le mariage de Marius, on lui eût à peine donné cinquante ans ; cette année avait compté trente. »

Ainsi, tout au bout de sa longue et difficile route, Jean Valjean aura réussi son grand œuvre. Il aura su maintenir jusqu’à sa mort l’effet de retournement, d’inversion qu’avait su lui insuffler monseigneur Myriel. Et Hugo, devançant cette fois Jean Cocteau, nous aura fait comprendre que les miroirs sont bien des mensonges qui disent la vérité.

Christian Attard








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